Abstract
JB : Ce qu'on appelle "mourir", c'est achever de naître et ce qu'on appelle "naître", c'est commencer à mourir. "Vivre" c'est mourir en vivant. Nous n'attendons pas la mort : nous vivons perpétuellement avec elle.
⋯et moi avec toi, Jean ! Tant pis si je me répète, il ne faut pas parler des morts, il faut parler aux morts. D'ailleurs, de quel promontoire pourrais-je bien évoquer ou commenter ce dont tu parles dans une forme si aboutie ? Non ! C'est à toi que j'ai envie de parler Jean, pour te garder vivant, séduisant à jamais !
En cette mi-avril 2015, je me trouvais à Stockholm (Suède) quand le Rédacteur en chef de Journal of Taipei Fine Arts Museum me passa commande de ces deux pages pour le numéro qui t'est consacré. J'y étais pour l'inauguration d'une exposition de tes photos. C'est donc de cette expo que je vais te parler.
A chacun son unité de lieu, son unité de temps. Le monde, est en moi, il est le jeu de ma liberté.
Stockholm te devait cette exposition. Elle fut sollicitée par l'ami d'une amie, un français exilé là-bas depuis une quarantaine d'années pour les très, très beaux yeux d'une femme merveilleuse, grande poétesse de surcroît. Le genre d'enchaînement qui pouvait mener jusqu'à toi. Cet artiste, metteur en scène d'Opéra à ses heures, a su créer downtown – non loin de la belle bibliothèque d'Asplund - un centre culturel "underground" inspiré où se tiennent en permanence des expos, des concerts, où se lit la poésie, où s'échangent les idées. Le Forum - c'est le nom de ce foyer de culture - est un indiscret repaire de l'intelligentsia suédoise. Pour ce travail, persévérant et singulier, autour des choses de l'esprit, l'ami vient d'ailleurs d'être décoré par le Roi⋯.mais c'est plutôt à l'ancien Situationniste, autant dire quelqu'un de "la famille", qui voit très bien de quoi parlent tes photos, que j'ai dit "oui".
Jean-Claude Arnault, directeur du Forum Exposition J.B. "Le Simulacre"
mai - juin 2015
© M. Baudrillard"
Tu te souviens de notre premier voyage à Stockholm, il y a 15 ans ? Tu avais été convié à donner une conférence par les services culturels de l'Ambassade de France. Par malheur, ce week-end là, il y avait une grève des personnels hôteliers et les organisateurs n'ont eu d'autre ressource que de nous loger à l'Ambassade. Tu étais furieux. L'idée de devoir prendre ton petit déjeuner en faisant assaut de manières avec l'ambassadeur ne te souriait pas du tout. Partout, toujours, tu tenais plus que tout à ta liberté de mouvement. Plus encore dans une ville inconnue. C'était une telle jouissance pour toi, de partir à sa découverte, au petit jour, ou a la nuit tombante avec ton appareil photo afin de t'exposer sans défense à la moindre scène qui allait te surprendre, te faire signe, t'interpeler... Heureusement personne ne coïncide vraiment avec sa fonction. L'ambassadeur s'est avéré être un homme affable, d'autant plus tolérant qu'il avait bien d'autres chats à fouetter que la métaphysique. Quant à sa femme, tout au contraire, c'était une universitaire émérite, proche disciple de Greimas qui connaissait très bien ton travail et à laquelle, de toute évidence, cette opportunité de profiter de toi, pendant deux ou trois jours, faisait un plaisir fou. Tu n'as pas résisté à son plaisir-hommage et tu as policé tes manières de voyou. L'ambiance s'est quand même un peu refroidie quand madame l'Ambassadrice s'est crue obligée d'organiser en ton honneur un repas somptueux avec tout le gratin de la Ville. Bien sûr tu étais placé à ses côtés et selon la coutume locale, tu devais prononcer à la cantonade, un "compliment" dédié à la maîtresse de maison. C'est l'usage dans les pays du Nord, tout le monde y passe, en fin de repas et il te revenait, à toi, de commencer. Or tu avais horreur de tous ces rituels mondains. Tu revendiquais profondément ton appartenance paysanne. Quand tu étais à table, c était pour manger, ni pour parler ni pour minauder. Ta liberté d'esprit, à nulle autre pareille, n'incluait pas cette aisance mondaine que tu n'as jamais vraiment cherché à acquérir. Ce soir là, non sans gêne de part et d'autre, on a dû sauter ton tour.... Esquive pour esquive, Stockholm en cette année 2000, n'a pas su profiter de ton objectif et ce furent deux j ours sans photos.
Et voilà que quinze ans plus tard, le Directeur du Forum, se faisait l'agent de ta revanche et proposait cette exposition. Avec beaucoup d' ingéniosité et de sensibilité, il a mis en scène les émois de ton "œil". Le dispositif d'accrochage est original, subtil et poétique. Il a fait tendre des filins d'acier sur toute la longueur des murs, décollés de ceux-ci. Sur ces fils, tes photos sont accrochées par des pinces discrètes et tendues par des aimants. Elles apparaissent un peu comme des notes sur une partition. Oui, c'est assez jazzy et ça te va bien, on t'y sent à l'aise. Entre les photos, sont reproduits quelques courts extraits des plusieurs de tes œuvres (traduits et joliment typographiés !). Ils donnent le ton.
Tout au long des deux mois que va durer cette exposition, le Forum va aussi accueillir de nombreux artistes : écrivains, musiciens, poètes etc....qui viendront se frotter et dialoguer avec cette vision du monde, la tienne.
C'est ainsi je crois que rien n'est jamais joué.... Ici, là-bas, hier, aujourd'hui, vivant, mort, qu'est-ce que c'est que toute cette histoire au bout du compte ? Le monde est illusion. Et notre conscience, qui seule nous donne accès à ce que nous appelons la réalité, nous offre aussi les moyens de l'actualiser. Il s'agit juste de convertir notre regard et d'accueillir comme il le mérite ce mystère d'une liberté indomptable.
Ta femme reconnaissante,
Marine